Le bilan s’allonge au gré des intervenants. Il glace le sang. Des droits bafoués en Afrique, une loi internationale transgressée au Moyen-Orient, des dérives autoritaires au sein de démocraties… L’ONG Amnesty International a dévoilé mardi, lors d’une conférence de presse, son rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde en 2023.
Premier constat : la multiplication des conflits armés un peu partout dans le monde. Entre la Birmanie, l’Érythrée, la République démocratique du Congo, l’Ukraine ou le conflit Hamas-Israël, l’année 2023 a été sanglante. « Le rapport est accablant en ce qu’il révèle du mépris pour les droits fondamentaux de la personne et pour la dignité humaine, souffle Jean-Claude Samouiller, président d’Amnesty International France. Il est accablant aussi en ce qui concerne la faillite morale des États qui ont le pouvoir de faire cesser les atrocités et qui ne font rien. »
Familles décimées à Gaza
L’un des points communs à tous ces conflits ? « Le mépris pour les civils ». Exemples en Ukraine où, depuis deux ans, le pays subit des « bombardements indiscriminés voire délibérés » ou en Birmanie avec l’armée régulière « qui bombarde et incendie des villages ». Dans la réponse apportée aux conflits par les États, le président de l’ONG pointe « une paralysie presque totale du système international », en demandant la « réforme complète » du droit de véto des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, censé garantir la paix.
L’ONG rappelle la situation en cours dans la bande de Gaza, où près de « 34 000 Palestiniens ont été tués » depuis six mois. Budour Hassan, chercheuse d’Amnesty International à Jérusalem, demande la « libération inconditionnelle des otages » détenus par le Hamas et les autres groupes armés depuis le 7 octobre, tout en déplorant « la destruction » de « presque toute la bande de Gaza » par les autorités israéliennes en réponse à l’attaque. « On a interviewé des gens qui avaient perdu pratiquement toute leur famille : leur père, leur mère, leur sœur, leur frère, leurs enfants, leurs petits-enfants… Dans l’une des familles, la plus vieille victime a 86 ans, la plus jeune n’avait que quelques semaines », relate-t-elle.
Le tableau contrasté des droits des femmes
Autre point négatif de 2023 : l’intensification des réactions violentes contre les droits des femmes. L’exemple le plus emblématique, c’est l’Afghanistan où les Talibans ont fait leur retour au pouvoir en 2021, réduisant de mois en mois les droits des femmes. « La moitié de la population est invisibilisée, rappelle Jean-Claude Samouiller. Les fillettes à partir de 12 ans ne peuvent plus aller à l’école. Les jeunes femmes ne peuvent plus faire d’études supérieures, travailler dans la fonction publique, se déplacer dans les rues sans être accompagnées d’un membre masculin de leur famille… »
Dans d’autres pays, des progrès sont soulignés. Au Honduras, les pilules contraceptives ne sont plus interdites. Au Mexique, le droit à l’avortement n’est plus une infraction. En Finlande et en Espagne, le droit à l’avortement a été facilité. A contrario, les États-Unis ont connu un profond recul sur cette question l’année dernière : dans quinze États, le droit à l’avortement est pratiquement interdit.
L’homosexualité hors la loi dans 62 pays
Au niveau des droits LGBT, l’ONG note « quelques avancées », au Mexique, à Taïwan ou encore en Namibie où le mariage entre personnes de même sexe est maintenant permis. « Mais il y a une stagnation plus générale, rappelle Jean-Claude Samouiller. Les relations sexuelles entre personnes de même sexe sont toujours considérées comme une infraction dans 62 pays, même passibles de la peine de morts dans 12 pays comme l’Ouganda, avec une nouvelle loi cette année. »
Ailleurs, les inégalités se creusent. « Une personne sur deux dans le monde n’a pas de protection sociale, précise le président de l’ONG. La Banque mondiale a déclaré en 2023 que le monde n’avait jamais été aussi riche mais que les inégalités économiques n’avaient jamais été aussi importantes. » La famine menace certaines populations : au Sierra Leone, 78 % de la population est en situation d’insécurité alimentaire ; 46 % au Soudan ; 93 % à Gaza.
Alerte sur l’intelligence artificielle
Amnesty International France s’interroge sur le développement à grande vitesse des systèmes d’intelligence artificielle. « Ces systèmes sont présentés par ceux qui les conçoivent, qui les commercialisent comme des « solutions techniques », des réponses aux questions sécuritaires, observe Katia Roux, chargée de plaidoyer technologies et droits humains pour Amnesty International France. Or, au lieu de régler ces problèmes structurels, ils viennent amplifier le racisme et les discriminations. Ils perpétuent des atteintes aux droits fondamentaux. »
En 2023, nombreux sont les États à s’être orientés vers les technologies de reconnaissance faciale pour identifier des personnes dans l’espace public : au Brésil, en Argentine, au Royaume-Uni, en Inde… « Ce sont des technologies qui permettent de contrôler des pans entiers de population à l’intérieur d’un territoire », poursuit-elle.
L’ONG épingle aussi les réseaux sociaux. « L’année 2023 a mis en évidence les préjudices causés par le modèle d’activité de ces grandes plateformes, précise Katia Roux. Par exemple, nous avons documenté la manière dont les algorithmes de Meta ont amplifié l’année dernière la haine et la violence contre des membres de la communauté tigréenne en Erythrée. »
En France, « l’impératif sécuritaire a pris le dessus sur la protection des libertés »
La France est elle aussi épinglée par l’ONG, notamment à cause du « déploiement d’outils de surveillance dans l’espace public ». « On voit la multiplication des expérimentations de reconnaissance faciale, de vidéosurveillance algorithmique, dans les villes, dans les transports en commun… Elles sont devenues des réponses systématiques aux enjeux sécuritaires. », constate Katia Roux. La tendance s’est traduite par la légalisation, à titre expérimental, de la vidéosurveillance algorithmique à l’occasion des Jeux olympiques cet été à Paris. « C’est un pas de plus vers l’utilisation de la reconnaissance faciale, observe la spécialiste. On commence à entrevoir les contours d’une société de surveillance, de suspicion, d’autocensure. »
Au-delà de la vidéosurveillance, Nathalie Godard, directrice du pôle Action chez Amnesty International France, note un « constat de dégradation des droits humains en France », s’appuyant notamment sur le dernier rapport du Défenseure des droits. Elle cite le vote de la loi Immigration par le Parlement ou plusieurs manifestations interdites au cours de l’année. « L’impératif sécuritaire a pris le dessus sur la protection des libertés, alerte-t-elle. On se demande jusqu’où pourra aller ce recul. »